Se rejoindre
Je suis un homme, un tordu, un chercheur de sens. Avant, j’ai été un enfant, j’ai grandi sans savoir. Entre innocence et trauma. La vie m’a été donnée, mais je n’ai pas su la recevoir. Mes deux mains étaient trop fermées. J’étais un puits sans fond, empli de confusion. Et de religion pour colmater les brèches. Rien n’y fit. Tomber malade, s’arrêter, prendre conscience. Ne plus fuir, ne plus se fuir, se retourner. Revenir au passé, à l’enfance, à la déchirure. Comprendre, voir, consentir, trier, abandonner. Descendre dans le puits. À mains nues, seul. Désarroi dans les ténèbres. Ne rien comprendre à rien, ne pas savoir le chemin. Seul. Marcher seul dans la nuit. Sans fin, sans espoir, sans lueur. « Descendre », te dis-je. Renoncer encore. Remettre en question, toujours plus loin. Par besoin, par nécessité. Question de vie, question de mort. La condition humaine est là. Non dans l’imaginaire, le ciel. L’enfer sur terre, dans l’être. Non pas promis par les dieux, infligé par des religieux. Celui que l’on s’inflige. L’enfer vient des hommes. Pourtant, des années-lumière plus tard. Faible lueur. Remontée. Renaissance. Souffle, désir. Que m’est-il arrivé ? Folie du père, silence de la mère… Aimer, pardonner, nouer, parler, communiquer. Maux inconnus, mots encore plus. Recoller l’histoire, recoller les morceaux. Faire table rase, tout reconstruire. Mourir, pour renaître. Seule issue raisonnable, seule issue démente. « Lueur », ai-je dit. Oui, c’est cela. Lueur, faible, par moment. Flammèche. Dans le vent, la bourrasque. Poser des choix. Infimes, dans la durée. Pas après pas. Jour après jour. De nuit. Improbable remontée. Descendre en soi, c’est aussi comprendre l’humanité. C’est perdre la puissance du jugement. De l’autre, du différent, du « pas comme il faut ». De la faiblesse peut naître une force. Une force fragile, muette, éreintée, fatiguée. Une force douce, laminée, émondée. Bon sang ! Mais quel chemin ardu et escarpé. Si j’avais su, je ne l’aurais pas emprunté. Je sais. Trop dangereuse la lucidité ! Je ne suis pas fou ! Pas à ce point. La lumière, la clairvoyance, la remise en cause sont souffrance, douleur, dénudation. Trop rarement jouissance. J’ai tout perdu ou presque. Mes illusions, mes parents idéaux, mes rêves d’enfant, ma religion consolatrice. Il faut parfois consentir à tout perdre. Consentir à la faille. Consentir à mourir. Trouver les mots à partir de la confusion. Oser dire l’indicible. « Non, pas moi ! » Si ! Si ! Si ! Le corps ne ment jamais. Seul l’esprit fait barrage, se cache derrière des murs. Des apparences hautes comme le mensonge. Se battre pour être en vie, quitte à mourir demain. Le lot de beaucoup. La misère, la faim, l’errance. J’ai tout perdu ou presque. Mais j’ai gagné en lucidité. Cela n’a pas de prix. Si vous saviez. Lorsque les flammèches de la folie venaient me lécher l’esprit. Lorsque j’étais coupé en deux, tombé dans un puits sans fond. Remonter est une aventure sacrée. Sacrée parce qu’humaine, areligieuse, universelle. Fraternelle. Je comprends le déprimé, l’esseulé, celui que la souffrance emprisonne, tue à petit feu. Celui qui veut en finir. Je peux comprendre. Je ne juge plus. Un rien d’humanité m’a pénétré. Elle a remplacé le vide, la froideur du dogme, la peur de l’autre. L’autre, c’est moi aussi, un peu, parfois. Voilà pourquoi j’aime les esprits fracassés. Ils ont visité leurs ténèbres. Et ils n’en sont pas tous revenus. Loin s’en faut. Ça aussi je le sais. Charles Juliet, Stefan Zweig, Virginia Woolf, Friedrich Hölderlin, Camille Claudel… Ce sont mes frères, ce sont mes sœurs d’humanité. Nous ne sommes pas seuls, ils nous précèdent, nous accompagnent. Je me sens si souvent fragile, parfois juste un peu plus fort. Je me surprends à rire, à me tenir debout. À rejoindre mon semblable. Je n’ai jamais si bien compris ces mots de Paul Claudel à son ami René Char : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime […]. C’est ainsi que je suis votre ami, j’aime votre bonheur, votre liberté, votre aventure en un mot, et je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr, toujours. »
Pascal HUBERT, Golias Hebdo, n° 523
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