Aimer, chemin faisant

Aimer, chemin faisant

Mes mots pourraient paraître sombres, excessifs, voire désespérants. Ils se veulent aimants, lucides, porteurs d’une espérance pour qui vit l’invivable. C’est une réalité incontournable : il est parfois si difficile de s’aimer lorsque l’amour a manqué. On tente alors de survivre, comme l’on peut ; on se fuit aussi, pour ne pas avoir à affronter l’irrésolu. Aussi étrange que cela puisse paraître alors, il est parfois bon de connaître l’effondrement pour sortir enfin de la nuit, du gouffre, de l’envie d’en finir. Passer par le « rien » pour trouver ou retrouver le goût de vivre. Alors commence une véritable descente en soi, une « descente en enfer » dans l’espoir de nouer ou renouer avec la vie. Chemin sans chemin, chemin sans fin. Ceux qui ont vécu ce douloureux passage peuvent en témoigner. À cette angoisse du « vide » s’ajoute une autre réalité, à laquelle personne ne peut échapper : quel est le sens ultime de cette vie (la naissance, les épreuves, la mort) ? Il est d’autant plus ardu d’y voir clair que nous ne possédons aucune explication rationnelle ni sur le comment ni sur le pourquoi, seulement le silence des dieux que font trop souvent parler les religieux, selon les nécessités et les superstitions du moment, selon l’évolution des mentalités et des sciences – c’est un fait : ignorance et peur n’ont jamais été bonnes conseillères ; trop souvent elles auront engendré pouvoir et soumission… Et pourtant, puisque nous sommes sur terre, il nous faut bien chercher un sens à cette vie… Alors, j’esquisse une réponse : la question du sens ne disparaît-elle pas avec la pacification de notre être et la capacité de se donner à autrui (et non plus aux dieux) ? Combat essentiel de toute une vie… Comme le rappelle le grand poète Rainer Maria Rilke : « L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-mêmes. » Cette vertu exige de se connaître, pour extirper de soi l’ego toujours prompt à écraser celui qui nous insécurise, nous remet en question, est étranger à notre monde. Notre empreinte sur terre n’est pas neutre, elle laisse des traces tantôt bienveillantes, tantôt cruelles. Prendre conscience de notre enfance, de nos conditionnements, de nos peurs, de nos blessures. Déconstruire ce qui doit l’être, pour se reconstruire et devenir ainsi, peu à peu, soi-même. Des êtres libres, aimants en vérité. Ainsi, au soir de cette vie, que restera-t-il ? Les liens d’amitié, la douceur d’un regard, une main tendue, une parole de réconfort, à l’égard des siens et des autres. Aucune prière, aucun rituel, aucun sacrifice aux dieux ne pourront jamais remplacer le plus petit geste d’humanité envers autrui. C’est le seul sacré que je connaisse, que je voie, que je peux toucher, que je peux faire mien. C’est avec cet autre que moi que je m’écorche parfois, que je peine, que je ris, que je marche et doute, que je tente de mieux vivre. « Aimer, c’est devenir un monde, un monde en soi pour quelqu’un d’autre » (Rilke). Au fond, lorsque je peine à aimer l’autre, c’est aussi un peu moi-même que je peine à aimer. Et ne pas être capable de s’aimer est la pire des choses. Elle peut vous conduire en enfer. Dès ici-bas. Ainsi, tout est dans tout, tout est inextricablement lié, jusqu’au sens même de cette vie. Ainsi, il n’y a plus à désespérer ni de soi ni des autres.

Pascal HUBERT, Golias Hebdo, n° 509

 

Pour écrire un seul vers

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.

Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles — et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.

Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient.

Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs.

Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent.

Car les souvenirs ne sont pas encore cela.

Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

Rainer Maria Rilke (1875-1926 ), Les Cahiers de Malte.

 

 

 

 

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