Prélats du Vatican : des religieuses dénoncent leurs conditions d’esclavage
« Ce qu’il y a de curieux, c’est cette espèce de complot tacite qui a toujours admis que la femme était l’esclave de l’homme… »
Benoîte Groult
Voici déjà quelque temps que les murs du patriarcat se fissurent sur tous les fronts (sexuel, économique, social, professionnel, politique, éducatif, etc.) Ainsi, dans la foulée de #MeToo, et des dénonciations dans le monde du showbiz, de la politique et de l’humanitaire, c’est désormais au tour des religieuses de dénoncer leur exploitation derrière les murs du Vatican. C’est une réalité que nous devrions toujours garder à l’esprit : derrière les beaux principes et les grands discours se cachent souvent d’effroyables réalités. Et les arguments pseudo spirituels ne manquent jamais pour justifier l’injustifiable. C’est ainsi que le service dans l’Église peut devenir servitude. Une fois encore, posons-nous la vraie question : comment est-ce possible ?
Des religieuses du Vatican dénoncent leur exploitation
Une semaine avant la Journée internationale des droits des femmes, la chose est pour le moins inhabituelle : dans une enquête de la journaliste Marie-Lucile Kubacki, publiée le 1er mars par le supplément mensuel féminin de L’Osservatore Romano, « Femmes, Église, Monde » (« Donne, Chiesa, Mondo ») [1], le « quotidien du Vatican », dirigé par l’éditorialiste Lucetta Scaraffia, met en cause le fonctionnement en cours dans l’Église : on y apprend ainsi que de nombreuses religieuses qui effectuent le ménage ou des tâches subalternes pour le compte de cardinaux, d’évêques et de paroisses locales travaillent dans des conditions proches de l’esclavage. Il est fait état de sexisme, de discriminations et d’abus de pouvoir. Est ainsi dénoncé le « travail (presque) gratuit » de très nombreuses religieuses « en situation de travail domestique peu reconnu », au service « de cardinaux et d’évêques, aux cuisines d’institutions religieuses ou dans des tâches de catéchèse et d’enseignement ». D’autant que certaines de ces femmes dédiées aux travaux domestiques proviennent le plus souvent d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine et se retrouvent donc en situation de particulière vulnérabilité alors qu’elles pouvaient légitimement espérer un avenir meilleur. Ainsi, selon sœur Marie, d’origine africaine et vivant à Rome depuis plus de vingt ans pour y accueillir les Sœurs provenant du monde entier, ces religieuses peuvent avoir peur de s’exprimer sur leurs conditions de travail, si elles se sentent redevables à leur communauté de son soutien envers elles ou les membres de leur famille restés au pays.
« L’idée que les femmes religieuses ne travaillent pas avec un contrat, qu’elles soient là pour de bon, que les conditions ne sont pas stipulées » crée des situations marquées par l’« ambiguïté » et souvent une « grande injustice » affirme encore sœur Marie. Et de faire également le récit d’un quotidien dominé par les tâches ménagères : « Elles se lèvent à l’aube, préparent le petit-déjeuner et ne vont se coucher qu’une fois que le dîner a été servi, la maison rangée, le linge lavé et repassé ». Et de regretter que les religieuses ne soient que « rarement invitées à s’asseoir à la table des personnes qu’elles servent ». « Un ecclésiastique peut-il envisager de se faire servir un repas par sa religieuse, avant de la laisser manger seule dans la cuisine, une fois qu’il a été servi ? Est-il normal qu’un consacré soit ainsi servi par une autre consacrée ? », s’interroge-t-elle. Un quotidien qui n’est parfois supportable que « grâce à la prise d’anxiolytiques ».
Sœur Paule, pour sa part, se souvient du cas d’une religieuse qui a servi un endroit pendant 30 ans et qui, bien que tombée malade, ne recevra la visite d’« aucun des prêtres qu’elle a servis », ajoutant que souvent les femmes sont déplacées « comme si nous étions interchangeables ». Selon sœur Paule toujours, les compétences et ambitions de ces religieuses sont souvent niées : « Je connais des religieuses qui sont docteurs en théologie et qui ont été envoyées du jour au lendemain faire la cuisine ou la lessive ».
Sœur Cécile, enseignante, va plus loin : « Les religieuses sont considérées comme des volontaires que l’on peut avoir comme on le souhaite, ce qui donne lieu à de véritables abus de pouvoir ». Et de décrire sa propre situation : « En ce moment, je travaille dans un centre, sans contrat, contrairement à mes consœurs laïques. Il y a 10 ans, dans le cadre d’une collaboration avec les médias, on m’a demandé si je voulais vraiment être payée. Une sœur qui anime des chants dans la paroisse qui est à côté et donne des conférences, ne reçoit pas un centime. Alors qu’un prêtre qui vient dire la Messe chez nous, nous demande 15 euros. » Cette sœur affirme ne pas chercher la richesse, mais relève qu’il s’agit d’une « question de survie de la communauté ».
Les conséquences psychologiques d’un tel manque flagrant d’estime et de reconnaissance sont donc bien réelles : « Rébellion intérieure », « frustration », parfois prise de médicaments et, bien sûr, la peur de dénoncer sa servitude. À cet égard, il est symptomatique que les témoins dans l’article se soient exprimés anonymement.
En filigrane, demeure l’idée que la femme doit rester au service de l’homme.
Remontons brièvement le cours de l’histoire…
Je reste perplexe – pour ne pas dire choqué – face à une Église qui, à chaque scandale, semble découvrir pour la première fois l’ampleur des « dérives ». Comme s’il s’agissait des premières dénonciations, comme si l’Église pouvait encore ignorer ce qui se vivait en son sein, comme si elle n’avait pas déjà derrière elle une longue histoire. Bref, comme si elle restait, encore et toujours, incapable de tirer les leçons du passé.
Je songe évidemment au scandale de la pédophilie, aux dérives sectaires dans bon nombre de mouvements et communautés d’Église [2], ainsi qu’aux conditions de travail déplorables dans nombre d’entre eux. Qu’il suffise de rappeler ici le départ de dizaines de Travailleuses missionnaires de l’Immaculée, exploitées au sein des restaurants « L’Eau vive » [3]. Plus d’une cinquantaine de départs depuis 2005 et une dizaine de plaintes déposées à l’AVREF (association d’Aide aux victimes des dérives de mouvements religieux en Europe et à leurs familles)… La plupart originaires du Burkina Faso et du Cameroun. Une main-d’œuvre malléable et corvéable à merci. Des jeunes femmes qui ont tout quitté pour une vie consacrée, mais qui se retrouvent à travailler à un rythme effréné dans les restaurants, au détriment de toute vie spirituelle épanouie. De manière récurrente, il est fait état d’un climat autoritaire et infantilisant qui empêche toute autonomie et liberté intérieure : passeport confisqué par les responsables, courrier lu en public, logement en dortoir, sans ressources personnelles, communication restreinte avec la famille et interdiction de lier amitié avec les clients du restaurant.
Bref, l’histoire à l’encontre des femmes se répète. Servir, se taire et souffrir en silence, c’est une coutume pluriséculaire dans l’Église. Et le service, vécu de la sorte, tourne immanquablement à la servitude. Comment ne pas le voir ? Et comment ne pas prendre enfin conscience de l’origine de ces dérives et des souffrances durables qu’elles infligent ?
Le Pape, le « génie féminin » et le cléricalisme
Dans Dix choses que le pape François propose aux femmes [4], l’auteure Maria Teresa Compte, directrice du Master en doctrine sociale de l’Église de l’Université pontificale de Salamanque, approfondit le thème de la place de la femme dans l’Église et dans la société. « Je suis inquiet de voir comment, y compris dans l’Église, le rôle de service auquel tout chrétien est appelé dérive parfois, dans le cas des femmes, vers des rôles qui relèvent plutôt de la servitude », affirme d’emblée le pape François qui a préfacé le livre.
Nous l’avons vu, cette inquiétude du pape ne peut que surprendre. Qui s’intéresse à l’histoire de l’Église ne peut manquer d’y voir une véritable répétition dans les abus. Force est également de constater que l’attitude du magistère demeure toujours la même : la réputation de l’Église avant la plus élémentaire considération pour les victimes. Et quand l’Église se tait sur ses propres abus, il devient difficile pour les abusé-e-s de briser le silence.
Cessons de nous aveugler : c’est bel et bien le système doctrinal mis en place par l’Église qui, de manière récurrente, pose problème [5]. La prétendue nature de la femme a été théologisée par des hommes sur le modèle d’une Vierge Marie, humble, effacée, au service de Dieu et de l’Humanité : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole ! » (Luc 1, 38). Et le pape François n’échappe pas à la rhétorique. Il demeure, bien au contraire, dans la pure tradition catholique romaine, en martelant la nécessaire répartition des rôles, l’essentialisation de la femme, son identité spécifique, son « génie féminin » prétendument fondé sur les textes bibliques. Se faisant, il perpétue une Église patriarcale et sexiste et, dès lors, profondément inégalitaire. Ainsi, tout en souhaitant un renouvèlement de la recherche anthropologique des identités féminine et masculine [6], le pape entend rappeler, à la suite de ses prédécesseurs, que la figure de Marie, « bénie parmi les femmes », ne doit pas être occultée dans cette réflexion. De cette figure de Marie émerge « quelque chose de spécial », qualifiant ce caractère particulier de « style marial » : « Un style qui invite toute l’Église à être une Mère aimante » [7]. Le pape vient d’ailleurs d’instituer une nouvelle fête mariale, dédiée à la « mère de l’Église ».
Déjà lors d’un colloque organisé le 12 octobre 2013 par le Conseil pontifical pour les laïcs à l’occasion du 25e anniversaire de la publication de l’Encyclique d’un de ses prédécesseurs, Jean-Paul II, sur la vocation de la femme (Mulieris dignitatem), le pape relevait que le rôle de la femme dans l’Église n’était pas fait de « servitude », mais de « service ». Le pape mettait en garde devant « deux dangers » qui « mortifient la femme et sa vocation ». D’abord celui de « réduire la maternité à un rôle social » et, « à l’inverse », celui de « promouvoir une espèce d’émancipation qui, pour occuper les espaces pris par le masculin, abandonne le féminin, et les traits précieux qui le caractérisent ».
Nous voilà donc bien au cœur de la pensée magistérielle : la Vocation de la femme est de servir Dieu, l’Église, le clergé, l’homme. À l’image de la Vierge Marie, modèle parfait auquel toute femme devrait s’identifier. Toute tentative de sortir de la quadrature du cercle est un manquement à la vocation, un coup de canif à la volonté de Dieu, un féminisme de mauvais aloi.
Et pour une jeune femme qui a tout quitté pour suivre un idéal, elle sera amenée, lorsque viendra l’adversité, à « prendre sur elle » et à faire silence. Au nom de l’obéissance, au nom de la « docilité à l’Esprit ». Pour certaines, quitter la vie religieuse c’est inévitablement « se perdre » dans le monde et, de manière plus triviale, se retrouver sans le sou (pas de cotisations pour la retraite, pas de compétence professionnelle à faire valoir, l’échec et la honte).
Il semblerait bien cette fois que les femmes, fussent-elles consacrées, aient bel et bien pris conscience de leur soumission millénaire et ne soient plus disposées à rester dans le cadre assigné par le patriarcat, fût-il religieux.
Pour être complet, il faut encore rappeler que, lors de son voyage apostolique au Chili le 16 janvier 2018, le pape lui-même mettait en garde l’épiscopat chilien sur la tentation du cléricalisme dans les processus de formation des candidats à la vie consacrée ou au sacerdoce. La formation de ces derniers doit les préparer « à exercer leur mission dans (un) environnement concret et non dans nos ‘mondes ou situations idéalisés’ », en collaboration avec les laïcs, dans un esprit de discernement, de service et de synodalité. Il est tout aussi vrai que, lors de ses vœux à la Curie le 21 décembre 2017, tout en soulignant « sa finalité de service », le pape relevait d’emblée que « faire des réformes à Rome, c’est comme nettoyer le Sphinx d’Égypte avec une brosse à dents », reprenant une expression du prélat belge Xavier de Mérode, réformateur de l’État pontifical au XIXe siècle. Il n’est pas sûr que la Curie apprécie la critique. La remise en question n’est visiblement pas pour demain…
À quand la fin de la « servitude volontaire » ?
Concluons provisoirement avec les mots sans appel de sœur Paule, repris dans L’Osservatore Romano : « Derrière tout cela, malheureusement, il y a toujours l’idée que les femmes valent moins que les hommes et, surtout, qu’un prêtre est tout alors qu’une sœur n’est rien dans l’Église. Le cléricalisme tue l’église. »
Et si ce n’était au nom de la religion, quelle religieuse pourrait endurer pareille injustice ? Au nom d’une dogmatique pensée par des hommes âgés et célibataires, le magistère s’est toujours opposé à l’émancipation des femmes. L’asservissement des femmes dans les tâches domestiques n’est jamais que l’arbre qui cache la forêt.
Cela revient à se poser une question, qui ne cessera de se reposer, encore et encore : combien de bonnes volontés l’Église va-t-elle encore sacrifier sur l’autel marial du « fiat » ? Parce que, au fond, toutes ces femmes ne demandent qu’une seule chose, qui ne serait que justice : être respectées et reconnues à l’égal des hommes. Après vingt-et-un siècles d’exploitations en tout genre, est-ce trop demander à l’Église « experte en humanité » ?
Pascal HUBERT, Golias Hebdo, n° 519
[1] Voy. https://goo.gl/y3kV5A ; supplément de L’Osservatore Romano, mars 2018, https://goo.gl/xDzK8k; « Rien ne va plus au Vatican : des sœurs dénoncent leurs conditions de travail », TV5Monde, https://goo.gl/qnrGBZ; « Vatican : les nonnes dénoncent leur ‘servitude’ », LCI, 7 mars 2018, http://urlz.fr/6GLi
[2] Pascal Hubert, « De l’emprise à la liberté : un cas d’école ? », Golias Magazine, n° 174, p. 4 (article traitant des dérives sectaires dans l’Église, à l’occasion de la parution du livre « De l’emprise à la liberté. Dérives sectaires au sein de l’Église. Témoignages et réflexions », écrit sous la direction de Vincent HANSSENS, éditions Mols, 2017; voy. également : Pascal Hubert, « Dérives sectaires : une ex-religieuse témoigne – Le silence de la Vierge », Golias Hebdo, n° 506.
[3] Voy. le « livre noir des travailleuses missionnaires », supplément octobre 2014, https://goo.gl/zt4wSJ
[4] Voy. https://goo.gl/RSh1ka
[5] Maud Amandier et Alice Chablis, Le Déni, enquête sur l’Église et l’égalité des sexes, « Ils sont au pouvoir, elles sont au service », Bayard, 2014 (www.ledeni.net; www.facebook.com/LeDeni); Maud Amandier et Alice Chablis, « L’Église et les droits des femmes », Golias Magazine, n° 170, septembre/octobre 2016 ; Pascal Hubert, « Église et sexualité ou le mythe de la pureté », Golias Magazine, n° 176, p. 42.
[6] À cet égard, il est bon de rappeler que la Genèse reste le texte fondateur de la pensée de l’institution catholique. Jean-Paul II le rappelle clairement dans sa lettre apostolique Mulieris Dignitatem : la Genèse « constitue la base immuable de toute l’anthropologie chrétienne » (Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, Lettre apostolique sur la dignité et la vocation de la femme, 15 août 1988, n° 6).
[7] « Le pape François prend la plume pour la cause des femmes », Vatican News, 2 mars 2018, https://goo.gl/Tw1WhU
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